Encore un énième texte sur le sujet,
opinerez-vous de la tête en rejetant avec lassitude ce modeste article. C'est vrai, pourquoi écrire sur le sujet alors que (presque) tout a
déjà été dit ?
Eh bien parce que j'ose espérer que l'humble
opinion d'une lycéenne qui les apprend encore, ces langues mortes, grec et
latin depuis cinq ans, n'est peut-être pas totalement dénuée d'intérêt.
Rappelons le casus belli. Le 11 mars 2015, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de
l'Education Nationale, présente la nouvelle réforme du collège qui propose,
entre autres, la mise à l'écart de l'enseignement du latin et du grec, plutôt
rassemblés au sein d'une nébuleuse matière intitulée "Langues et cultures
de l'Antiquité" (sic), qui sera
enseignée par les professeurs de Français.
Cela signifierait, personne n'en a été dupe,
la suppression pure et simple de l'enseignement de ces langues au collège. En
effet, on se doute bien que les professeurs de Français, parmi lesquels
d'ailleurs tous ne connaissent pas les langues d'Homère et de Cicéron, se
jetteront sur l'aubaine que constituent ces heures nouvelles qui pourraient
être utilisées pour boucler leur programme. Autant dire que grec et latin
passeront à la trappe.
Mais après tout, est-ce si grave ? Un nouvel
enseignement élitiste vient d'être supprimé; d'ailleurs qui se soucie encore de
ces barbons austères sur les textes desquels des générations d'élèves ont
planché ? Elèves la plupart du temps contraints par leurs parents, ou qui ne
choisissaient l'option latin que pour le voyage à Rome proposé par
l'établissement, ou des points supplémentaires faciles à obtenir pour le bac.
Des collégiens comme cela, j'en ai connu des quantités. D'ailleurs les langues
mortes, c'est bien connu, ça ne sert à rien. Mieux vaudrait apprendre le
chinois pour préparer les élèves aux exigences de la mondialisation.
VETO.
Primo, l'argument qui vient à l'esprit quand
on défend l'apprentissage des langues anciennes, et d'ailleurs le plus utilisé
pour convaincre les élèves de les choisir, est celui de l'étymologie. Nul ne
méconnaît l'apport du latin et du grec au français. On estime à plus de 80% la
proportion de mots dérivés du latin dans la langue française et à 3600 le
nombre de mots hérités du grec, sans compter les termes passés texto dans le langage courant: aquarium,
auditorium, alibi, agenda, bis, impromptu, libido, catharsis, coccyx, et caetera. A l'aide du grec et du
latin, l'élève est ainsi en mesure de comprendre les mots difficiles auxquels
il peut être confronté. Vous vous demandez ce qu'est une ploutocratie ? En bon
helléniste, vous vous souvenez que Πλοῦτος (ploutos) signifie
richesse et κρατεῖν (kratein),
commander. La ploutocratie serait donc un système de gouvernement qui accorde
le pouvoir aux plus riches. Impossible de se souvenir de l'ordre des tuniques
du cœur ? Là aussi le grec ancien peut venir à la rescousse: l'endocarde, de ἔνδον,
dedans, se situe à l'intérieur, le péricarde, de περί, autour, à l'extérieur et
le myocarde, de μῦς, muscle, entre les deux. Latin et grec permettent donc un
enrichissement du vocabulaire français, et quand on sait l'effet positif que
peut avoir une belle plume, sur une lettre de motivation par exemple, il serait
dommage de s'en priver. De même, grec et latin peuvent venir au secours de
l'orthographe: si l'on sait qu'un χ grec donne ch en français et qu'un υ donne y, il est facile d'écrire correctement chalcotypie par exemple. Mais ne
négligeons pas le fait que la version, l'exercice le plus classique lorsque
l'on apprend le grec ou le latin, est d'abord un exercice de français, qui
consiste à transformer des tournures idiomatiques propres à chacune de ces
langues en phrases françaises correctes. A qui viendrait l'idée de traduire le
datif de possession latin par exemple, par quelque chose d'aussi lourd et peu
élégant qu' un livre est à moi ?
L'exercice de la version permet ainsi de travailler son style.
Je n'ai pas terminé avec l'étymologie. En
effet, le français n'est pas la seule langue qui doit beaucoup au latin et au
grec. C'est aussi le cas de nombreuses langues européennes, comme, cela saute
aux yeux, l'italien ou le grec moderne, mais aussi l'espagnol ou le roumain, et
de façon moins évidente, l'anglais, l'allemand ou le russe. Ainsi l'olive,
dérivée du latin oliva, qui provient
lui-même du grec ἐλαίς, élais, olivier, se dit-elle oliv en allemand, olive en anglais, oliva en
italien, oliven en Norvégien, et оливка,
olivka,en russe. L'apprentissage de
l'alphabet grec permet aussi, j'en ai fait l'expérience, de faciliter celui
d'un autre alphabet, le cyrillique. Ainsi, latin et grec constituent un apport
bénéfique dans la maîtrise des langues européennes, ce qui n'est pas
négligeable à une époque où la pratique de plusieurs langues vivantes est
indispensable dans le monde professionnel.
Qui peut nier la place prépondérante
qu'occupent les civilisations grecque puis latine dans la construction des
identités des peuples du Bassin méditerranéen, de Grande-Bretagne jusqu'en
Tunisie et d'Espagne à la Russie d'Europe ? Non contents de nous léguer leur
langue, Grecs et Latins ont aussi dispersé des monuments sur tout le pourtour
de la Mare Nostrum. Cet héritage gréco-latin
a aussi fortement imprégné la pensée occidentale (on peut penser notamment à
l'engouement des hommes de la Renaissance pour les auteurs de l'Antiquité).
Ainsi, Montaigne se pose en digne successeur des philosophes gréco-latins. La
politique a aussi été touchée: d'où vient l'organisation démocratique de nos
sociétés sinon des anciennes cités grecques puis de la République romaine ? Le
seul nom de Sénat n'est-il pas une
antique réminiscence ? Quand on sait ce que l'on doit aux hommes de
l'Antiquité, on ne peut pas envoyer aux oubliettes leur civilisation à laquelle
nous devons tant. L'homme n'a-t-il pas besoin de s'appuyer sur le passé pour
construire l'avenir ? Dans cet héritage est également comprise une culture
commune aux peuples de la Méditerranée. Cette culture, que l'on peut
s'approprier par l'étude des textes anciens, n'aurait pas comme principal
avantage pour les collégiens de leur permettre plus tard de briller en société,
comme certains voudraient le faire croire. Simplement parce que la culture,
c'est bien plus que cela. La culture, c'est un bagage commun, des références
communes, sur lesquelles s'appuie une portion plus qu'impressionnante de notre
vie de tous les jours, à commencer par quelque chose d'aussi anodin que la
publicité. De même, c'est la culture qui unit les peuples, et pour paraphraser
le vieil adage qui s'applique à la musique, on peut affirmer que "la
culture adoucit les mœurs", et qu'il n'y a pas de plus efficace remède à
la guerre et aux affrontements que la reconnaissance d'une culture commune.
Tâchons maintenant d'approfondir un des
domaines les plus importants auquel s'applique cette culture commune
gréco-latine, à savoir la pensée antique. Comment, en effet, faire toucher du
doigt aux élèves la rigueur de raisonnement et de pensée des philosophes
antiques, sinon en les leur faisant découvrir dans la fraîcheur du texte
original ? Et au-delà, on peut gager que le cours de latin ou de grec sera
l'occasion rêvée de faire découvrir des auteurs merveilleux et des écoles de pensée
captivantes, sur lesquels l'élève n'aurait peut-être pas l'idée de se
renseigner de lui-même. La clarté et la mesure qui se dégage des écrits de
Platon par exemple, imprégné de la maïeutique de Socrate, ou l'art de
"faire accoucher les esprits", ne pourraient que plaire à ceux que
l'aspect parfois fastidieux de la philosophie rebute.
Mais l'enseignement du latin et du grec n'a
pas uniquement des fruits purement utilitaires. Il offre aussi l'occasion
d'initier les élèves à la beauté des textes anciens, qui ne peut que ravir
l'esprit. C'est ici qu'apparaissent les limites de la traduction. Comment en
effet rendre l'amère cruauté de la fuite du temps si bien exprimée dans un
poème de Rufin contenu dans l'Anthologie palatine: " De ses
charmes d’autrefois, rien ne lui reste, pas même en rêve ; elle a de faux
cheveux et le visage couvert de rides, comme n’en a même pas un vieux
singe", sinon en scandant le texte grec pour en faire apparaître le rythme
révélateur ? C'est la même chose pour les réquisitoires de Cicéron contre
Verrès, le gouverneur corrompu et pillard de la Sicile, dont on ne peut
apprécier la force qu'en étudiant les figures rhétoriques. Ne parlons pas du
simple plaisir de découvrir de beaux textes, comme celui de l'orateur Lysiassur le meurtre d'Eratosthène, des pages magnifiques que j'ai eu l'immense
chance de découvrir en cours de Grec cette année, et que je vous engage
vivement à lire.
Enfin, et c'est ce qui parle le plus à mon
esprit de scientifique, je suis intimement convaincue que l'apprentissage du latin et du grec permet ce
qu'on pourrait appeler une "gymnastique de l'esprit" extrêmement
formatrice. J'entends par ce terme une rigueur presque mathématique, tout un
travail de décomposition et de raisonnement à partir de règles syntaxiques
préétablies. Les déclinaisons latines et la conjugaison grecque dans toute leur
complexité constituent autant d'occasion de forcer son esprit à haïr
l'à-peu-près et à raisonner avec justesse. Je pense que c'est cette rigueur
qu'apprend l'étude des langues anciennes qui constitue le plus grand
enrichissement que peuvent retirer les élèves.
Je suis donc convaincue que la survie des
langues anciennes est d'une importance capitale aujourd'hui encore pour des
raisons bien plus importantes qu'il n'y paraît, et met en ce jour toute ma
confiance en les membres du personnel de l'Education Nationale, persuadée
qu'ils auront le courage de résister à cette réforme délétère qui priverait
cruellement les collégiens des trésors gréco-latins.
J'en profite également pour adresser toute
ma gratitude à mes professeurs de latin et de grec qui ont su me donner le goût
de ces langues magnifiques.
Voilà un article un peu différent de ceux d'habitude...mais cela faisait longtemps que je voulais m'exprimer à ce sujet ! Maintenant c'est chose faite.
Liens d’œuvres de l'Antiquité dont j'ai déjà parlé sur ce blog:
Au week-end prochain pour un autre billet plus classique !